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Autour de la venue de Starhawk : l’Ecoféminisme

L’écoféminisme est un courant de pensée situé à la croisée des chemins de l’écologie et du féminisme. Le concept est apparu sous la plume de Françoise d’Eaubonne en 1974, mais c’est dans le milieu anglo-saxon qu’il s’est ensuite principalement développé, notamment à travers les écrits de Maria Mies et Vandana Shiva, Carolyn Merchant, Karen Warren et Val Plumwood. Avant d’être un corpus théorique, l’écoféminisme est un mouvement militant qui vise à donner une visibilité à des mouvements écologiques de base portés par des femmes principalement dans les pays du Sud.

Par Charlotte LUYCKX

Une pensée (ni) féministe et (ni) écologiste

L’écoféminisme ne peut être adéquatement conçu comme une simple juxtaposition de deux courants de pensée, l’écologie et le féminisme. Il est au contraire porteur d’un questionnement critique à l’encontre de l’un comme de l’autre : il réintroduit le social dans les réflexions en éthique écologique et la nature dans l’interprétation sociale du genre portée par les féministes (Larrère, 2012). En effet, proche des intuitions de la deep ecology, l’écoféminisme dénonce pourtant l’universalisme abstrait des catégories naessiennes qui passent sous silence l’inscription sociale du rapport homme-nature. La critique de l’anthropocentrisme moderne caractéristique de l’écologie profonde se transforme, du point de vue de l’écoféminisme, en critique de l’androcentrisme : l’anthropos de l’anthropocentrisme moderne n’est pas un humain abstrait, mais plutôt la généralisation d’un cas particulier — l’homme, blanc, occidental — et d’une même structure de domination qui prévaut vis-à-vis de l’altérité sexuelle, raciale, culturelle ou naturelle.

D’autre part, le rapport de l’écoféminisme au féminisme classique n’est pas non plus dénué de tensions : évoquer l’analogie entre la domination des hommes sur les femmes et celle des humains sur la nature pose l’épineux problème de suggérer, dans le même mouvement, une analogie entre les femmes et la nature, analogie que le sol existentialiste du féminisme d’une de Beauvoir aurait sans conteste considérée comme aliénante. Nous reviendrons sur ce point.

Un mouvement pétri de tensions internes

L’écoféminisme trouve son unité dans le lien intuitif identifié entre l’instrumentalisation et la volonté de maitrise de la nature et la domination masculine sur la femme ou le féminin. Les diverses façons d’expliciter et de mettre en forme théorique ce lien creusent des divergences significatives entre les protagonistes de ce courant.

 Différents diagnostics de la crise

La première divergence qui mérite d’être mentionnée porte sur le diagnostic posé en ce qui concerne les racines de l’avènement des structures sociétales répressives du féminin et de la nature : certains auteurs mettront l’accent sur les options prises au cours du XXe siècle en faveur d’une agriculture intensive (Shiva et Mies, 1993), mainmise techno-industrielle sur les semences qui se déploie en parallèle avec une mainmise sur la fertilité des femmes. Est invoquée également la structure patriarcale et violente du capitalisme financier et de la mondialisation, dont l’exploitation conjointe de la nature, des pays du Sud et du travail domestique non rémunéré des femmes a permis le développement (Shalleh, 1996). D’autres incriminent la révolution scientifique elle-même (Merchant, 1980) qui aurait méprisé la vision ancestrale organiciste et féminine de la nature au profit d’une vision mécaniste tout en privilégiant le développement de modes de pensée et d’investigation proprement masculins (de type réductionniste, objectiviste et universaliste). Cette critique de la science s’accompagne d’une critique dirigée envers la distinction clairement établie entre le scientifique et le profane dont la science moderne est porteuse, et qui aurait jeté le discrédit sur un ensemble de connaissances traditionnelles portées en grande partie par les femmes (Shiva, 1993, D’Eaubonne, 1974). Plus fondamentalement encore, et dans le prolongement de la critique de Lynn White sur la théologie chrétienne du Bas Moyen Âge (White, 1967), un autre ensemble de critiques s’adresse à la matrice théologique patriarcale et strictement transcendentaliste ayant supplanté l’animisme et, avec lui, tant l’immanence du monde naturel que la part féminine de l’être (Moltmann, 1988). Enfin, un autre pan de la littérature écoféministe plonge plus profondément encore dans l’histoire, et identifie, dans le passage des sociétés gynocratiques ou matrilinéaires aux sociétés patriarcales, les racines de l’oppression conjointe des femmes et de la nature (D’Eaubonne, 1974).

Une deuxième divergence peut être identifiée au sein du mouvement écoféministe, entre un pôle matérialiste (Merchant 1980, Plumwood, 1991) et un pôle spiritualiste (Starhawk, 2003, Stengers, 2004). Le premier entend décrire une situation historique, celle des femmes opprimées par la dimension patriarcale du développement agricole, scientifique et/ou industriel moderne sans référence à une quelconque forme de transcendance, jugée irrationnelle ou mystifiante (Biehl, 1991). Le second, au contraire, envisage l’écoféminisme comme l’occasion de revisiter et d’amender les représentations religieuses traditionnelles (ainsi le concept sanscrit de Prakriti mobilisé par Shiva, ou la relecture panenthéiste du christianisme déployée par Moltmann), de renouer avec des pratiques spirituelles ancestrales (païennes, animistes ou chamaniques par exemple) ou de créer de nouvelles formes de religiosité qui reconnaissent les formes immanentes du sacré dans la nature (comme chez Starhawk ou Stengers). L’écoféminisme spirituel, dans ses différentes variantes, entend expliciter l’intuition d’un rapport spécifiquement féminin au spirituel que la structure patriarcale des religions monothéistes traditionnelles aurait passé sous silence.

Le troisième et dernier point de divergence que nous voulons expliciter traduit la tension principale existant au sein de la littérature écoféministe. Il porte sur la représentation du lien entre les femmes et la nature. Même si le concept d’écoféminisme exprime inévitablement une forme de lien entre le sort de la nature et celui des femmes, la caractérisation d’un tel lien se déploie dans deux directions opposées : certains préfèrent l’appréhender strictement pas la négative, les femmes et la nature formant une communauté de destin accidentelle, en tant qu’altérités réprimées et mutilées du phallo-logo-centrisme moderne (Merchant 1980, Plumwood, 1991), d’autres revendiquent l’explicitation positive de ce lien et argumentent en faveur de la reconnaissance d’une sensibilité particulière des femmes vis-à-vis du monde naturel ou en faveur de l’identification du monde naturel à un principe féminin (Shiva, 1993, Salleh, 1996).

Femme et nature : régression pré-féministe ou dépassement dialectique ?

On trouve diverses formes d’arguments en faveur de cette seconde option qui considère que la femme jouirait d’une proximité supérieure vis-à-vis de la nature et d’une sensibilité particulière à l’écologie, liées à certaines spécificités biologiques. Sont invoquées la maternité, symbole de vie et de fécondité, les cycles menstruels qui rythment la vie des femmes et rappellent le caractère cyclique des rythmes lunaires, ou encore une propension à l’accueil, la réceptivité et l’empathie associée symboliquement à l’utérus. Sur le plan épistémologique, certaines écoféministes (Merchant, 1980) identifient une tendance de la rationalité féminine à privilégier une pensée de type holiste, subjective, et particulariste, qui tranche avec le primat moderne d’une rationalité universaliste et réductionniste. Sur le plan moral, on retrouve, au sein de la littérature écoféministe, l’idée d’une propension féminine au « care », associée ici aussi à la sensibilité à l’autre à laquelle prédispose le maternage (Larrère, 2012) et qui rendrait la femme encline au soin de la Terre et à la collaboration. Une autre façon d’expliciter positivement ce lien de la femme à la nature consiste à invoquer la figure archétypale de la Terre-Mère, qui prend tantôt les traits de la déesse grecque Gaïa, tantôt de la Pacha Mama ou Madre Tierra des Amérindiens.

Dans tous les cas de figure, poser la question du lien entre la femme et la nature c’est reposer la question du rapport de la culture moderne à la nature, comme celle du genre à la naturalité biologique. L’enjeu majeur d’une telle interrogation consiste à éviter les travers d’une régression en deçà des luttes féministes émancipatoires qui ont marqué l’histoire du XXe siècle. Une tierce voie gagnerait à cet égard à être théorisée, entre l’essentialisme déterministe, qui cloisonne les rôles sociaux en fonction du sexe biologique, et la position aux accents existentialistes présentant une liberté absolue et décontextualisée, qui nie toute forme d’inclination naturelle ou de donné précédant ontologiquement les choix individuels. Les analyses de Merleau-Ponty (1945) sur le concept de liberté, nous offrent à cet égard des outils philosophiques féconds. Sa lecture phénoménologique permet en effet de penser les divers conditionnements, qu’ils soient liés au corps ou à la nature, non pas comme des entraves à la liberté, mais comme autant de conditions de possibilité de celle-ci (Feltz, 2003).

Notons, pour conclure, une ambigüité identifiée de façon transversale au sein de la littérature écoféministe, entre la volonté de sortir des structures dualistes de domination et les connotations presque systématiquement péjoratives associées au masculin – réducteur, violent, réifiant – par opposition au féminin – respectueux de la vie, empathique, solidaire. Pour éviter que la critique des dualismes ne se traduise par un renversement des pôles d’oppression, les différences de sexe et de genre doivent pouvoir être valorisées dans leurs spécificités respectives. L’écoféminisme porte à nos yeux l’espoir d’un réajustement structurel des rapports entre les hommes et les femmes et entre l’humain et la nature, marqués par des mécanismes de domination séculaires. Il peut nous inviter également à penser l’équilibre entre les pôles masculin et féminin qui habitent chacun de nous.

in  LUYCKX C., « Ecoféminisme » in Bourg D. et Papaux A. (dir.), Dictionnaire de la pensée écologique, Paris, PUF, 2015.

BIBLIOGRAPHIE

Biehl J., Rethinking Ecofeminist Politics, South End Press, Boston, 1991 – de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, 1949. – d’Eaubonne F., Le féminisme ou la mort, Pierre Horay, 1974. – Cheney J., « Ecofeminism and deep ecology », Environmental Ethics 1987/2, no 9, pp. 115-146. – Feltz B., La science et le vivant, Bruxelles, De Boeck, 2003. – Gandon A.-L., « L’écoféminisme : une pensée féministe de la nature et de la société », Recherches féministes, 2009, vol. 22, no 1, pp. 5-25. – Larrère C., « L’écoféminisme : féminisme écologique ou écologie féministe », Tracés. Revue de Sciences humaines 2012, no 22, pp. 105-121. – Maris V., « Quelques pistes pour un dialogue fécond entre féminisme et écologie », Multitudes, 2009/1, no 36, pp.178-184. – Mies M. & Shiva V., Ecofeminism, Londres, Zed Books, 1993. – Merchant C., The Death of Nature. Women, Ecology and the Scientific Revolution, San Francisco, Harper and Row, 1980. – Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945. – Moltmann J., Dieu dans la création. Traité écologique de la création, Paris, Cerf, 1988. – Naess A., Ecologie communauté et Style de vie, Paris, éd. MF, 2008. – Plumwood V., « Nature, self and Gender : feminism, Environmental Philosophy and the Critique of rationalism », Hypathia, no 6, 1991, pp. 3-27. – Salleh A., « Les femmes entre nature, travail et capital au cœur de la plus forte des contradictions. Les défis de l’écoféminisme », Écologie politique, 1996, pp.107-128. – Slicer D., « Is there and Deep ecology-Ecofeminist “Debate”? », Environmental Ethics, Summer 1995, no 2, vol. 17, pp. 151-169. – Starhawk, Femmes, magie et politique, Les Empêcheurs de penser en rond, 2003. – -Stengers I., La sorcellerie capitaliste, Paris, La Découverte, 2004. – Warren K., « The Power and Promises of Ecological Feminism », Environmental Ethics 1990/2, no 12, pp. 125-146. – White Jr. L., « The historical roots of our ecological crisis », Science, 1967, vol. 155, no 3767, pp.1203-1207.

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