Starhawk est une activiste anticapitaliste, féministe et écologiste américaine qui, de Seattle, à Gênes, à Cancùn, avec les indiens Shipibo et/ou contre l’OMC, le FMI, Le Grand Capital sous toutes ses formes, propose des formes atypiques de militantisme. Elle est hors cadre : chez elle cohabitent un activisme fort et sans concession caractéristique des milieux de gauche radicale américains et un ancrage dans une spiritualité d’inspiration néo-païenne, digne des philosophies New-Age. Cet étrange et subtil alliage donne des résultats étonnants : des rituels pour lutter contre les traités transatlantiques, des actes de résistance musclés perpétrés au nom de la Terre Mère.
Un cocktail explosif qui réveille l’activiste qui sommeille en nous, en s’adressant d’abord à l’éclosion de notre pouvoir-du-dedans. Dans la droite ligne du slogan altermondialiste “résister c’est créer”[1], Starhawk propose des formes d’engagement nouvelles qui mettent en mouvement. Aux actes classiques de militance (manifestation, grèves, actions directes, boycotts, pressions, violences) s’ajoutent ainsi une série d’actions généralement exclues a priori du registre des actes militants. Accueillir les émotions (la peine pour le monde, la tristesse face aux désastres écologiques et sociaux, le désespoir face à la marche du monde, le sentiment d’impuissance), travailler sur notre vision en mobilisant l’imaginaire, jouer sur les énergies qui nous habitent en travaillant à l’éveil de notre force intérieure, mobiliser le langage de la poésie, des actes incantatoires, des prières, sont autant de pratiques qui nous “donnent du pouvoir” (“empowerment”). En nous ouvrant à ce qui nous touche au plus profond, nous nous rapprochons de notre rapport le plus intime à la vie, ancre solide à laquelle amarrer notre engagement militant. Cela suppose d’autres registres de discours que celui de l’abstraction rationnelle. Les exercices de la Spiral Dance (nom d’un ouvrage de Starhawk paru en 1979[2]) s’inscrivent précisément dans cette mouvance. De cette « boîte à outils pour visionnaires » on retient surtout son rituel éponyme, la danse spiralée dont le mouvement donne l’impulsion et le rythme à la démarche.
Bien que l’approche de Starhawk se veuille avant tout intuitive, elle ouvre des polémiques qui, trop vite tranchées, pourraient nous faire passer à côté du propos. Une ou deux paires de clés en main, donc, et vous serez prêt à entrer dans la danse, à vous laisser bercer par le mouvement envoûtant de la spirale – envoûtant mais pas moins stimulant ; stimulant, mais pas moins amusant non plus. Effectivement, ne perdons pas de vue que les rituels sont avant tout « joyful and pleasurable », la magie « serious – but not pompous or solemn ». Battons donc en brèche quelques idées reçues sur la sorcière californienne afin de pouvoir rapidement battre des pieds et claquer des mains, ensemble, au nom de la Déesse.
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Un “rituel politique” : contradiction dans les termes?
“The circle is a space in which alternate realities meet,
in which the past and future are open to us.” (Spiral Danse)
Lorsque se rassemblent les sorcières néo-païennes ; qu’elles créent un cercle, qu’elles ressentent la puissance de l’un, de l’autre et du tout – la nature comprise ; qu’elles unissent leurs voix et leur pas de manière libérée ; qu’elles incantent et invoquent au nom d’une vision nouvelle, d’un possible relevant encore de l’imaginé; qu’elles se donnent le pouvoir d’agir, dans et en dehors du cercle, pour cette vision collectivement façonnée ; lorsqu’elles composent ensemble pour une transformation du réel, peut-on dire de Starhawk et ses consoeurs, voire confrères, qu’elles/ils font de la politique ? L’écoféminisme de Starhawk, personne n’en doutera, est agréablement bucolique, mais est-il véritablement pertinent de lui octroyer le sacré qualificatif de « politique » ?
Si l’acte politique se réduit, comme l’on pourrait avoir tendance à s’y résoudre, à poser un coup de crayon sur un bulletin de vote, le rituel tel que les sorcières néo-païennes le pratiquent n’en semble guère mériter le titre. En revanche si, comme Cornélius Castoriadis, nous appréhendons l’agir démocratique comme la création de significations imaginaires sociales, c’est-à-dire comme un travail collectif d’institution de valeurs communes et directrices, soudain, le rituel peut prendre un sens nouveau. En effet, puisqu’il est précisément question, dans les rituels néo-païens de Starhawk, de mettre en branle l’imaginaire collectif et d’ouvrir ainsi à la création, individuelle et collective, il semble tout légitime d’en admettre alors le caractère profondément politique. Plus encore, il semble en fait tout légitime d’en admettre le caractère puissamment démocratique !
Par ces rituels, de nouvelles modalités de vivre-ensemble peuvent être élaborées, de nouvelles solutions à des problématiques sociétales prégnantes, de nouvelles lignes directrices imaginées – ainsi, ils engendrent de nouveaux possibles, tout simplement. Ces possibles, quels sont-ils ? Des alternatives au capitalisme et au patriarcat, ces structures de domination brimant les flux du pouvoir-du-dedans, rompant l’harmonie du tout. Par une Spiral Dance, les sorcières diront (re)mettre l’énergie en mouvement, la sentir, la partager, l’utiliser, aussi – une énergie qui s’avère donc être un pouvoir de création, d’action, et de transformation qui surgit dans la communion (sans fusion) avec l’autre, humain autant que nature. N’est-ce pas, finalement, infiniment plus politique qu’un trait de crayon tiré entre les quatre planches d’un isoloir ?
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Du spirituel sur la place publique: une menace pour la laïcité?
“Spirituality and politics both involve changing consciousness” (Spiral Danse)
L’écoféminisme en général et celui de Starhawk en particulier sont peu connus du monde francophone. Ce n’est pas un hasard ! Si la question du lien entre spiritualité néopaïenne et activisme politique est en soi touchy dans un contexte où la gauche radicale a très largement adopté une vision de la religion – et par extension de la spiritualité – comme “opium du peuple” (selon la formule consacrée), ce lien vire, en contexte francophone, à la provocation politiquement incorrecte. La laïcité “à la française” porte bien son nom et influence plus globalement l’ensemble de la francophonie. Le contexte anglosaxon semble moins férocement attaché à l’idée d’une rélégation du religieux – et du spirituel – dans la sphère privée, et globalement moins rétif aux philosophies spiritualistes de la nature et autres mouvements reconnaissant une valeur propre à la nature[3]. Dans le monde francophone, où le livre de Ferry “Le nouvel ordre écologique”[4] continue de faire référence en matière de philosophie de la nature, la chose est plus complexe. Qu’il s’agisse de valoriser la nature en elle-même ou de faire référence à une sphère spirituelle, dans les deux cas, la crainte qui émerge est celle de l’hétéronomie, c’est à dire la crainte de soumettre la volonté libre du sujet rationnel à une altérité qui s’imposerait à lui, qu’elle prenne la forme d’une Nature sacralisée ou d’une métaphysique spéculative. Lorsqu’on la transpose dans la sphère étatique, cette idée chère à l’humanisme des Lumières se retrouve au coeur de la conception libérale de l’Etat: la sphère publique doit être neutre de toute appartenance métaphysique, morale ou religieuse. Cette crainte très tenace explique en partie le peu de diffusion d’écrits comme ceux de Starhawk (et bien d’autres) dans nos contrées. N’y voyons pas une fatalité: nous pouvons sans conteste imaginer une sphère publique accueillante à une pluralité de visions du monde, y compris spiritualistes, qui ne nie ni le principe d’une relative neutralité de l’Etat (au sens où celui-ci n’endosserait pas l’une de ces visions du monde dogmatiquement), ni l’impossibilité d’une neutralité absolue de celui-ci (il n’y a pas de neutralité dans le domaine de la morale, et l’Etat traite inévitablement de ces questions, fût-ce implicitement).
Nous pouvons même aller plus loin: ne sommes-nous pas appelés aujourd’hui, comme nous invite Starhawk à le faire, à dépasser l’illusion solipciste d’un sujet-individu humain en suspension au dessus d’une nature-objet et mû par une raison désengagée et désincarnée? L’‟ére écologique”[5] n’est-elle pas une ère de reliance de l’humain à la nature, au collectif, à son corps, à ses émotions, ses intuitions, à ses ressources psychiques et spirituelles ? Si c’est le cas, un large chantier s’ouvre, sur le plan politique, pour (ré)intégrer ces “altérités” sans brader les acquis de l’ère moderne, dont l’humanisme et la culture des droits de l’homme. La spiritualité politique de Starhawk, qui porte les valeurs phares de l’immanence, l’interconnection et la communauté, peut, à cet égard, nous donner de l’inspiration.
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Mais … c’est de la sorcellerie!
En se présentant comme sorcière, Starhawk prend le “risque de faire ricaner”[6]. La figure de la sorcière provoque un malaise qui en dit long. Cet archétype est en quelque sorte l’Autre de la culture occidentale moderne capitaliste[7] dans ses diverses ramifications. La sorcière évoque le magique, le féminin, l’intuitif, l’immanence et l’irrationnel qui heurte la sensibilité phallo-logo-anthropo-centriste de notre culture, pour laquelle seuls existent les phénomènes “rationnels” c’est-à-dire explicables par la science à partir de ses présupposés matérialistes et réductionnistes. Jamy nous le rappelle: la science, c’est pas sorcier!
La sorcière, c’est également celle qui entretient une proximité charnelle avec la Nature dans le contexte d’une culture moderne qui a plutôt eu tendance à penser l’humain comme étant un être d’anti-nature, un être qui soumet la nature à sa volonté par la technique et la raison.
C’est même plus : si, chez Starhawk, nous devons respecter la Terre et ses habitants, ce n’est pas seulement parce qu’ils nous sont d’une utilité vitale, mais, plus fondamentalement, parce qu’ils sont sacrés. La référence à la Déesse, vestige des sociétés animistes, est ici centrale : elle souligne la dimension féminine du Divin dans une culture qui a eu tendance à lui dessiner une barbe, et sa présence charnelle dans la matière, qui tranche avec une représentation qui situe le sacré dans les cieux. La Déesse invoquée dans les rituels est incarnée, elle se manifeste dans la nature, mais également dans la culture.
« In the Craft, we do not believe in the Goddess – we connect with Her ; through the moon, the stars, the ocean, the earth, through trees, animals, through other human beings, through ourselves. She is here. She is within us all. She is the full circle : earth, air, fire, water, and essence – body, mind, spirit, emotions, change. »[8]
C’est pourquoi, la figure de la sorcière, porteuse d’une spiritualité axée sur l’immanence, dérange tant les monothéismes qui se sont implantés en opposition aux spiritualités immanentistes[9], que l’athéisme ambiant qui voit d’un oeil tout à la fois méprisant et méfiant cette menace d’intrusion du spirituel – fût-ce sous des formes néopaïennes – dans l’espace public.
La sorcellerie de Starhawk tranche et dérange donc, mais, rassurez-vous, point de nez crochu, c’est de la magie blanche au service de la Terre, enfants, rivières, montagnes et volcans compris…
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L’écoféminisme : retour à l’essentialisme?
“If we saw earth as our extended body, perhaps we would treat her better.” (Spiral Danse)
Pour boucler la boucle ou, plutôt relancer la spirale, terminons ce trousseau par quelques considérations brûlantes et … essentielles : l’écoféminisme de Starhawk ne signerait-t-il pas le retour de l’essentialisme ?
L’écoféminisme, en quelques mots, est donc ce mouvement, d’action autant que de pensée, par lequel se réfléchit le parallélisme des oppressions contemporaines auxquelles sont soumis la nature (éco-) et le féminin (-féminisme). Mais là où réside la beauté du mouvement réside également sa complexité : celui-ci ne présente effectivement guère de visage unifié et se vit plutôt selon de multiples modalités. Starhawk, pour sa part, en incarne le pendant tout à la fois spiritualiste et substantialiste – la position la plus difficile à tenir, peut-être, en ces temps de rationalisme et d’existentialisme exacerbés. On peut, en effet, la situer à la marge d’un mouvement lui-même marginal dans le panorama intellectuel contemporain.
Par substantialisme, il faut ainsi comprendre que Starhawk perçoit des liens substantiels entre les femmes et la nature, lesquelles ne sont dès lors pas simplement liées de manière accidentelle par l’Histoire contingente de l’Occident, comme le soutiendrait notamment l’écoféministe Val Plumwood. Il y là de quoi faire grimper au rideau les féministes ‟à la de Beauvoir” qui se sont données corps et âme pour débiologiser (c’est à dire désessentialiser) le genre féminin. Quelques précisions s’imposent donc pour éviter de faire incanter à la sorcière ce qu’elle n’incante pas. Starhawk met en exergue les rapports profonds et puissants de la femme à la nature : un parallélisme entre les cycles lunaire et menstruels, un pouvoir commun de gestation et d’enfantement, mais également un aspect nourricier, pour ne présenter que les plus flagrants. Mais elle ne sous-entend pas que la femme doive nécessairement, pour s’accomplir en tant que telle, réaliser ces potentialités associées à la maternité. Elle ne réserve pas non plus les caractéristiques féminines aux seules femmes (au sens biologique du terme).
Sa position, en effet, appelle surtout à deux constats, considérablement plus progressistes. Le premier, qu’elle partage avec la plupart des écoféministes, situe le facteur majeur de la domination de la nature et du féminin dans la structure dualiste hiérarchisante et instrumentalisante entérinée par la Modernité et les grands monothéismes dont les rapports de force patriarcaux et capitalistes contemporains sont le prolongement. En associant la nature et le féminin, les écoféministes estiment que c’est un ordre complet de valeurs spécifiques qui pose finalement problème. Le deuxième constat précise le premier : Starhawk considère que les valeurs prioritairement brimées par cette structure sont celles qui font droit au senti, jugé traditionnellement « féminin », et à la dimension corporelle de l’expérience, discréditée au même titre que la nature. Dès lors, le geste substantialiste de la sorcière s’éclaire : repenser les rapports vivants implique un travail de revalorisation du corps. L’insistance de Starhawk sur la proximité de la femme à la nature renvoie ainsi l’individu à son expérience charnelle et l’invite à de nouvelles perceptions de soi. Un appel au changement social… mais éco-psychologique également.
Les sorcières néo-païennes, pour conclure, prônent un changement conséquent du comportement humain face à la nature et entre les humains, en explorant des voies militantes alternatives au service de la prise de conscience du fait que le vivant, sous toutes ses formes, est profondément animé par une énergie commune, le fil rouge d’une harmonie de l’Etre : le pouvoir-du-dedans. Dansons donc en cercle avec Starhawk et renouons. Renouons avec nous-mêmes, avec autrui, avec la nature, les animaux, les ruisseaux, le vent, et l’imposture des traités de libre échange. Renouons, à la fois en cause et en conséquence, avec notre épatant pouvoir de création.
Par Iris Derzelle et Charlotte Luyckx
Charlotte Luyckx est docteure en philosophie (UCL). Ses recherches portent sur les enjeux philosophiques de la crise écologique, dans la perspective d’une écologie intégrale.
Iris Derzelle est philosophe (diplomée de l’UCL). Elle a travaillé sur le mouvement écoféministe de Starhawk dans le cadre de ses recherches de fin d’études.
>> Plus d’informations et inscription à la Spiral Dance du 19/08 ici!
[1] Benasayag M. “Résister c’est créer”, Paris, La découverte, 2008.
[2] Starhawk, Spiral Dance, New York, éd. HarperCollins, 1979.
[3] Cf. à ce sujet l’analyse de Catherine Larrère : « Éthiques de l’environnement », Multitudes 2006/1, 24, p. 75-84.
[4] Ferry L., Le nouvel ordre écologique, Paris, Grasset, 1992. Cette virulente critique de la deep ecology n’hésite pas juger régressive (voire potentiellement fasciste et totalitaire), toute tentative de sortir de l’anthropocentrisme moderne. Ferry juge cet anti-anthropocentrisme nécessairement rétrograde vis à vis de l’idéal des Lumières, et réaffirme ce faisant le faux dilemme “l’humain ou la nature”, nous forçant à choisir notre camp.
[5] Selon l’expression d’Edgard Morin: L’an 1 de l’ère écologique, éd. Tallandier, 2007.
[6] Stengers I. Et Ph. Pignarre, La sorcellerie capitaliste, Paris, La découverte, 2005.
[7] A ce sujet, Starhawk affirme que “the Witch persecutions of the sixteenth and seventeenth centuries can be viewed as a mass brainwashing, a conversion through terror to the idea that women’s power, and any power not approved by the authorities, is dangerous, dirty and sinful” (Introduction de “Spiral Dance”, op cit.)
[8] Starhawk, Ibidem.
[9] On dit immanentistes les religions qui situent le divin au sein de la nature, par opposition aux religions dites transcendentalistes (comme les grands monothéismes), qui insistent sur l’extériorité et l’unicité de Dieu vis-à-vis du monde créé.